24/12/2013
Jacques Prévert, Histoires — Soleil de nuit
Chanson pour les enfants l'hiver
Dans la nuit de l'hiver
galope un grand homme blanc
galope un grand homme blanc
C'est un bonhomme de neige
avec une pipe en bois
un grand bonhomme de neige
poursuivi par le froid
Il arrive au village
il arrive au village
voyant de la lumière
le voilà rassuré
Dans une petite maison
il entre sans frapper
Dans une petite maison
il entre sans frapper
et pour se réchauffer
et pour se réchauffer
s'asseoit sur le poêle rouge
et d'un coup disparaît
ne laissant que sa pipe
au milieu d'une flaque d'eau
ne laissant que sa pipe
et puis son vieux chapeau...
Jacques Prévert, Histoires, Gallimard, 1963,
p. 139-140.
*
Cantiques
Le voici l'agneau si doux
Le vrai pain des anges
Du ciel il descend sur nous
Dévorons-le tous !
Dieu de clémence
odieux vainqueur
sauvez Rome et la France
au nom du Sacré-Cœur !
Quel beau jour, quel touchant spectacle
Jésus sort de son tabernacle
et s'avance en triomphe-à-tort.
Jacques Prévert, Soleil de nuit, Gallimard, 1980,
p. 250.
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14/07/2013
Jacques Prévert, La pluie et le beau temps
pour fêter le 14 juillet
Étranges étrangers
Étranges étrangers
Kabyles de la Chapelle et du quai de Javel
hommes des pays loin
cobayes des colonies
deux petits musiciens
soleils adolescents de la porte d'Italie
Boumians de la porte de Saint-Ouen
apatrides d'Aubervilliers
brûleurs des grandes ordures de la ville de Paris
ébouillanteurs des bêtes trouvées mortes sur pied
au beau milieu des rues
Tunisiens de Grenelle
embauchés débauchés
manœuvres désœuvrés
Polacks du Marais du Temple des Rosiers
cordonniers de Cordoue soutiers de Barcelone
pêcheurs des Baléares ou du cap Finisterre
rescapés de Franco
et déportés de France et de Navarre
pour avoir défendu en souvenir de la vôtre
la liberté des autres
Esclaves noirs de Fréjus
tiraillés et parqués
au bord d'une petite mer
où peu vous vous baignez
Esclaves noirs de Fréjus
qui évoquez chaque soir
dans les locaux disciplinaires
avec une vieille boîte à cigares
et quelques bouts de fil de fer
tous les échos de vos villages
tous les oiseaux de vos forêts
et ne venez dans la capitale
que pour fêter au pas cadencé
la prise de la Bastille le quatorze juillet
Enfants du Sénégal
dépatriés expatriés et naturalisés
Enfants indochinois
jongleurs aux innocents couteaux
qui vendiez autrefois aux terrasses des cafés
de jolis dragons faits de papier plié
Enfants trop tôt grandis et si vite en allés
qui dormez aujourd'hui de retour au pays
le visage dans la terre
et des bombes incendiaires labourant vos rizières
On vous a renvoyé
la monnaie de vos papiers dorés
on vous a retourné
vos petits couteaux dans le dos
Étranges étrangers
Vous êtes de la ville
vous êtes de sa vie
même si mal en vivez
même si vous en mourez
Jacques Prévert, La pluie et le beau temps, Gallimard,
"Le point du jour", 1955, p. 29-31.
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03/06/2013
Jacques Prévert, Fatras
Je vous salis ma rue
Je vous salis ma rue
et je m'en excuse
un homme-sandwich m'a donné un prospectus
de l'Armée du Salut
je l'ai jeté
et il est là tout froissé dans votre caniveau
et l'eau tarde à couler
Pardonnez-moi cette offense
les éboueurs vont passer
avec leur valet mécanique
et tout sera effacé
Alors je dirai
je vous salue ma rue pleine d'ogresses
charmantes comme dans les contes chinois
et qui vous plantent au cœur
l'épée de cristal du plaisir
dans la plaie heureuse du désir
Jacques Prévert, Fatras [1966], dans Œuvres complètes, II,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1996, p. 41.
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09/03/2013
Jacques Prévert, Choses et autres
Graffiti
L'égaré demande son chemin, l'affolé demande l'heure, la minute ou l'année, le mendiant demande l'aumône, le condamné grâce.
Certains ne demandent rien.
*
Un homme à la mer, une femme à l'amour
(La veuve du capitaine)
*
Nul n'est insensé qui ignore la loi.
*
Une foi est coutume.
*
Il n'y a pas cinq ou six merveilles dans le monde, mais une seule : l'amour
*
Néant + néanmoins
*
L'enfant qui verse, histoire de rire, son encrier dans un bénitier, est plus drôle et plus vrai que Luther qui disait avoir jeté le sien à la tête du diable.
*
L'homme dit « ma maîtresse, mes maîtresses ! ». La femme ne dit pas « mon maître ».
*
Les prisons trouvent toujours des gardiens.
*
La révolution est quelquefois un rêve, la religion, toujours un cauchemar.
Jacques Prévert, Choses et autres, "Le Point du jour", Gallimard, 1972, p. 105, 106, 106, 107, 107, 108, 108, 109, 110, 110.
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08/05/2012
Jacques Prévert, Choses et autres
Mai 1968
I
On ferme !
Cri du cœur des gardiens du musée homme usé
Cri du cœur à greffer
à rafistoler
Cri d'un cœur exténué
On ferme !
On ferme la Cinémathèque et la Sorbonne avec
On ferme !
On verrouille l'espoir
On cloître les idées
On ferme !
O. R. T. F. bouclée
Vérités séquestrées
Jeunesse bâillonnée
On ferme !
Et si la jeunesse ouvre la bouche
par la force des choses
par les forces de l'ordre
on la lui fait fermer
On ferme !
Mais la jeunesse à terre
matraquée piétinée
gazée et aveuglée
se relève pour forcer les grandes portes ouvertes
les portes d'un passé mensonger
périmé
On ouvre !
On ouvre sur la vie
la solidarité
et sur la liberté de la lucidité.
II
Des gens s'indignent que l'Odéon soit occupé alors qu'ils trouvent tout naturel qu'un acteur occupe, tout seul, la Tragi-Comédie-Française depuis de longues années afin de jouer, en matinée, nuit et soirée, et à bureaux fermés, le rôle de sa vie, l'Homme providentiel, héros d'un très vieux drame du répertoire universel : l'Histoire antienne.
Jacques Prévert, Choses et autres, "Le Point du Jour", Gallimard, 1972, p. 236-237.
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20/11/2011
Jacques Prévert, Fatras - Choses et autres
La fête secrète
Au carrefour impossible de l'immobilité
une foule d'objets inertes
ne cesse de remuer de frémir de danser
Et les facteurs du vent
comme ceux de la marée
éparpillent le courrier
Chaque chose sans doute est destinée à quelqu'un
ou à quelque chose peut-être
La plume de l'oiseau
comme l'écaille de l'huître
la croix de la légion d'honneur
comme l'étoile de mer
ou la patte du crabe et l'ancre du navire
la grenouille de fer vert
et la poupée de son
et le coller du chien
Et dans ce paysage où rien ne semble bouger
sauf la bougie du naufrageur dans la lanterne rouillée
c'est la fête secrète
la fête des objets.
Jacques Prévert, Fatras, "Le point du jour", Gallimard, 1966, p. 237.
Ne rêvez pas
(L'ordinateur)
Ne rêvez pas
pointez
grattez vaquez marnez bossez trimez
Ne rêvez pas
l'électronique rêvera pour vous
Ne lisez pas
l'électrolyseur lira pour vous
Ne faites pas l'amour
l'électrocoïtal le fera pour vous
Pointez
grattez vaquez marnez bossez trimez
Ne vous reposez pas
le Travail repose sur vous
Jacques Prévet, Choses et autres, "Le point du jour",
Gallimard, 1972, p. 234.
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